TROIS CHOSES SUR LA COMMODE
Première chose. L’avantage de dormir seul est qu’on
peut gueuler sa detresse. Moi je ne dors pas seul, ou rare-
ment (et alorsje gueule comme on n’a pas gueule depuis
François Villon). L’avantage de ne pas dormir seul est
que, contre elle ou dans son corps, l’on peut verifier à
tout instant que la terre existe. Celui qui connaît quelque
chose d’autrement fondamental, qu’il se lève.
Deuxième chose. J’ecoute le quintette en si mineur
de Brahms, opus 115, pour clarinette et cordes; vient
en surimpression la figure du vase Song à decor de
pivoines de la collection Rockefeller à Asia House. Ce
meiping est sans doute le plus beau de cette famille
Tz’u-chou, et s’il s’impose à cette heure, c’est que se
joue là aussi une rude partie de clarinette. Je pleure, et
il est normal que je pleure – quiconque sous l’effet
d’une pareille charge pleurerait. Mais il n’est pas facile
d’essuyer des larmes d’acier sans emporter une partie
de son visage.
Troisième chose. On peut s’exprimer par eclats
– eclats de nous dans le monde. Et, par rapport au
tout, les eclats en disent d’autant plus qu’ils peuvent
contenir le tout. En somme, le corps percutant et le
corps percute sont un, et cela ouvre à une infinite
d’operations poetiques. Je tiens cela de mon grand
frère, mon aîne merveilleux. Quand j’ai lu pour la pre-
mière fois de sa poesie je n’avais pas vingt ans, je n’en
croyais pas mes yeux, il m’a fallu deux pages pour com-
prendre et franchir des annees-lumière. Aujourd’hui
encore, la beaute de son smash me laisse pantois. Il y a
donc une systematique de la foudre, parfaitement legi-
time, même absolument irremplaçable. Grande dechi-
reuse, illuminante entre toutes et très particulièrement
dechirante. Mais pour l’espace entre les eclats, le conti-
nuum melodique et spacieux où ils sont – tissu vibrant
et lumineux qui les lie, assure et conditionne leur inter-
pretation avant laquelle leur existence ne commence
pas – pour être à même de percevoir cet espace il m’a
fallu attendre. Le percevoir etait en même temps voir
que les vides comptaient autant que les pleins ; ne plus
jamais pouvoir ne pas le voir. Rilke et Matisse, qui en
etaient investis, ont, les tout derniers, traduit le profil
melodique du monde, et je suis alle à eux dès que pos-
sible, à la maturite. A y regarder de près, la melodie qui
relie une chose et une autre dans leur simultaneite
existentielle, et fait être une chose et une autre dès lors
qu’elle les relie dans la continuite fondatrice de leur
rapport – à y regarder durement cette melodie est, en
permanence, doublee d’autres melodies qui vont à
diverses hauteurs et sur des instruments qui n’ont pas
pour vocation de concorder. Elles prennent leur depart
separement, et en des points differents de l’evenement
sans histoire ; elles ne vont se rejoindre nulle part, ni ne
s’arrêtent ensemble. Elles ne se relaient pas precise-
ment, clairement elles dissonent, on ne sait ce que
durera leur contact, mais il semble qu’une necessite
inouïe le determine. L’existence de toute realite leur
est suspendue. Et elles, les melodies, disjointes ou non,
forces internes de la melodie, ne tiennent qu’au destin
de l’être-parole du monde. Monde comme monde,
cela veut être dit, c’est la fondamentale violence melo-
dique – elles sont là, sans premeditation ni complices,
les unes sur les autres, les unes dans les autres.
Quatrième chose sur la commode et partout ailleurs
dans la maison et hors de la maison.
O monde de grès
Va la melodie sous une couverte transparente
Decoupant l’engobe noir sur engobe blanc avec un
naturel dont rien ne nous avait ete dit dans l’enfance
file la melodie decoupant l’existence de la chose-
monde
Pivoines du plus haut epanouissement pivoines du fre-
missant epouses de 1′
Une et le corps melodique du vase et la couverte et le
monde enfin dit seule même forme
Incassablement belle
Jamais de ta semence
La melodie
Tubulaire et laquee
Savaient cette melodie l’epervier sous la grêle l’eper-
vier et la grêle se battaient au point fixe et permu-
taient sous les morsures sachant la melodie
Comme les tigres savent
Mâle et femelle
L’être simultanement