ÉLÉGIE 5
I
Dehors, ni pluie, ni vent. C’est la nuit,
et ce n’est pas encore l’approche du matin.
Un temps mort au debut de l’hiver : le temps des pro-
visions de bord,
la part des hommes avec la part des rats,
la part des mots ;
Le temps sans amour où l’esprit en eveil
n’a plus rien à se mettre sous la dent
si ce n’est quelque chose comme
Un bruit dejà lointain et pourtant familier
De feuillages froisses dans l’ancien vent des nuits
d’hiver.
Decembre, en descendant avec beaucoup de precautions
ce chemin très en pente
Rendu glissant entre les murs par les pluies de la veille
et les petites branches.
Fouillant en vain la penombre des yeux
à la recherche de details complementaires
suffisamment probants pour eclairer la situation
sous un angle nouveau,
Nous n’avons rien trouve qui ne nous fût dejà connu,
pas même le herisson
qui se risquait à traverser la rue
Ou que la grille du jardin ne grinçait pas quand il pleu-
vait,
ce qui ne prouvait alors dejà rien
Et nous inciterait aujourd’hui à conclure que l’affaire
est classee ; que le bruit des feuilles
est le bruit des feuilles ; et le silence
une necessite heureuse.
II
Tête brûlee. De ma fenêtre, le madn, je voyais les col-
lines
en traduisant Lysias.
Tu fumais des Camel et conduisais toi-même une Nash
vert eau
aux essuie-glaces rapides ;
Et on disait que tu avais pour maîtresse
une femme de mauvaise vie : Aurelia Oresdlla.
Mais après tout cela ne regardait que vous : elle et toi.
Où donc avais-tu pris ce goût de conspirer?
Est-ce dans la pièce attenante à la salle de chant,
Au milieu des archives, des masques et des vieux decors
qui sentaient le moisi et la colle
Que te vint cette idee de soulever les Allobroges?
Dejà tu avais mis à rude epreuve la padence
des professeurs, Marcus Portius,
Marcus Tullius surtout, dont la toge blanche
dissimulait une cuirasse.
Pourquoi t’en être pris aussi aux promoteurs
Qui rasent les montagnes pour construire sur l’eau?
Avec le nom que tu portais
Et quelques solides appuis du côte du Senat,
tes dettes remboursees, tu aurais aujourd’hui
Un cabinet prospère sur les Champs-Elysees
et tu parlerais de Cesar au passe,
Celui, tu te souviens, qui tirait les ficelles
depuis son banc derrière le poêle.
Tout cela, pour finir, t’a conduit au milieu des collines
avec cet air farouche que tu avais de ton vivant.
Et maintenant, Cadlina, ça te fait une belle jambe.
III
Avant l’annee de reference, un hiver valait
pour les autres hivers. Pas de saison intermediaire.
Des etes sans couleur, et sans ombre
à cause du manque d’eau et des nuits claires,
Des nuits durant lesquelles les rats – eux d’ordinaire
si discrets, si pointilleux dans le partage
des heures et des lieux, les rats si prudents d’habi-
tude
etaient ivres. Jamais on ne les vit mais on les enten-
dra
trotter jusqu’au renversement de l’âge,
le changement de temps : le silence des rats en hiver.
Nous avons tout ce temps pour nous.
Tout le temps de peser nos phrases, car la venue du
froid
n’est pas en elle-même un evenement.
Les anciens mots conviennent aux situations nou-
velles
et les vieux commentaires nous serviront bien encore
cet hiver.
User des mêmes mots sera notre manière
de nous taire sans avoir l’air de laisser mourir
la conversation.
Sans vraiment prendre part à ce qui nous entoure
– chacun a eu, dit-on, sa part de vie –
nous serons credites d’un temps que nous n’avons
jamais connu.
Ce temps qu’on nous envie, bien qu’il ne fût jamais
le nôtre, est un temps mort, echu par heritage.
Nous avons ce temps devant nous pour retourner les
mots
qui rendent le son creux des idees grises,
Le temps passe, le temps perdu dont la memoire est
vide;
Nous avons devant nous ce temps sans reference
aux mots qui ne mesurent rien : pas de mesure pour le
temps gris.
IV
Pour toute chose, nous eûmes les mêmes yeux :
le jardin d’autrefois et celui d’aujourd’hui,
le jardin immobile.
Nous avançâmes au milieu de ce qui porte un nom
et que nous avions appris à nommer ;
Nous progressâmes dans les livres
au milieu de ce que nous apprenions,
L’arbre vivant et l’arbre mort au même titre,
songeant peut-être qu’une telle coïncidence
Ne durerait pas toujours car sa croissance serait sa
mort
et la pensee du modèle sa fin.
Notre amour n’eut pas d’autres lieux
Qu’une succession de regards sur des lieux de fortune,
morceaux de choix ravis aux circonstances,
Une alternance de memoire et d’oubli pour les choses
connues
et puis l’indifference aux choses sues.
Le temps de l’amour fut cette suspension du temps de
tous les jours,
une brèche deliberee dans le temps des paroles.
Et là nous ressentîmes ce que d’autres à notre place
auraient egalement eprouve,
Un contentement certain, quoique tempere,
d’être parvenus là où nous etions parvenus
Et dejà pourtant le vague desir de nous en retourner,
Une telle coïncidence ne pouvant pas durer
puisque sa croissance serait sa fin.