LE CHÂTEAU
Le fond de la pierre est bistre pâle. Le profil d’un
vaste château s’y decoupe en brun luisant. Sous une
lumière rasante, le fond devient mat et le sombre edifice
miroite d’un eclat presque metallique. Les valeurs chan-
gent, les contours demeurent. De profonds chemins de
ronde separent les enceintes successives. Au centre, une
tour à plusieurs etages domine l’ensemble des construc-
tions. Il s’agit d’une coupe transversale sans epaisseur ni
perspective, qui donne seulement l’elevation du bâti-
ment imagine. Si haut qu’on le suppose, il est encore
domine, ombrage par de larges feuilles inclinees de fou-
gères arborescentes. Elles deploient leur dentelle bien
au-dessus des tours. Le spectateur se demande quelle
vegetation a pu developper d’aussi gigantesques ramages,
qui reduisent un palais à la dimension d’une maison
de poupees. L’œil hesite et, ne sachant que choisir
pour echelle de grandeur, tour à tour magnifie la fou-
gère et amoindrit l’edifice. À droite, dans le ciel, des
oiseaux tourbillonnent ; à gauche, il n’y en a qu’un, mais
immense ; les ailes deployees et le cou tendu vers le bas,
il fond sur les terrasses inegales où s’agite un etrange
peuple.
Car le château est habite : sur chaque terrasse, au fond
de chaque fosse, dans chaque fenêtre ou escaladant les
murs, se tiennent des silhouettes parallèles, orientees
dans la même direction et figees dans la même attitude.
Ces personnages fort distincts, quoique maladroitement
traces, semblables aux “bonshommes” que dessinent
les enfants, sont tous debout, de profil, tournes vers la
droite. Comme s’ils etaient aveugles, ils etendent leurs
bras loin devant eux, dans le vide ou jusqu’à la paroi pro-
chaine. Eux aussi ne sont qu’ombres chinoises. Leur
absence d’epaisseur ajoute à l’irrealite de la scène. Que
regardent ces êtres plats? Où se dirigent-ils? Leur geste
est-il de protection ou de veneration? Tout à droite, de
l’autre côte d’une sorte de pont, la seule silhouette qui
soit differente semble les attendre. Elle n’est pas de pro-
fil. Une tache blanche lui donne l’ebauche d’un visage.
Toute la scène est trois fois traversee par l’etincelle
celeste : biffee du zigzag blanc de l’eclair à l’instant où il
foudroie un univers dement.
A plusieurs points de vue, rien ne ressemble davan-
tage à une image.