LE MASQUE POUR VOIR À L’INTÉRIEUR DE LA NUIT
Je ne veux rien que h nuit en robe
de dentelle qui vend des yeux et
des crecelles.
Andre Frederique (Entre chien et loup)
” II estoit nuict fermee “, ecrivait Ronsard, familier de la nuit comme tous les poètes. On ne peut rentrer dans la nuit qu’en en forçant les portes et les fenêtres. En cambrioleur. Comme la mer sur le sable, la nuit couvre les songes par vagues et par plis successifs. Pour se glisser en dessous il convient de se munir d’un masque comme celui-ci, fait de lames fines. Ainsi equipe on soulèvera aisement les differents voiles dans lesquels la nuit enveloppe les esprits. Tout de suite, ce que l’on voit ce sont des milliers d’yeux luisant sous l’obscurite. Les yeux des mages et des chats songeurs et ceux, d’ambre jaune ou rougeâtre, des poètes qui ont chante les villes en flammes et les amours perdues. Souvent on se reveille ruisselant de cauchemars. Si on penètre plus avant dans la nuit on se perd bientôt dans le labyrinthe hasardeux menant à une clairière fleurie de pavots. On se trouve alors, exactement, au cœur de la nuit. C’est un vaste estuaire où se mêlent les eaux de la nuit et celles du jour, les eaux du songe et celles de la realite, les poissons froids de l’angoisse et les folles sirènes du desir, les arbitraires distinctions du corps
et de l’esprit, du bien, du mal… Les incredules se retournent dans leur Ht et finiront par plonger dans un sommeil epais. Les autres, ceux qui portent ce masque et dorment les yeux grands ouverts, contempleront sereinement le chatoyant spectacle d’un monde irise où les contraires se melangent en jolis arcs-en-ciel. Les createurs puisent là le meilleur de leur art. Les dieux y sont embusques. Ils y font des signes que l’artiste s’emploie à decoder.
Parfois, quand la nuit se prolonge ou lorsqu’elle stagne dans des lieux de solitude, les rats qui sont les dents de la nuit prennent d’assaut les malades, les mal-aimes et les prisonniers. En general les dents du masque decouragent leur ferocite. Et quand l’aurore, fille de la brume, effleure leurs paupières de ses doigts de rose, les poètes, les musiciens, les peintres s’eveillent, la tête pleine de mots-fusees, de musiques bouleversantes et de couleurs invisibles à l’œil nu.
Masques et Mots, Encre et lumière